Issus du même milieu et de la même petite ville de l’Est de la France, Hélène et Christophe connaitront des parcours très différents, qui correspondent à des aspirations divergentes. C’est néanmoins par leur quête de sens qu’ils vont se retrouver. A travers leurs vies, ce livre montre les différences sociales qui fracturent notre société, en utilisant le point de vue de l’intime que permet le roman.
Dans les années 90. Ils sont dans le même lycée mais ne se parlent pas. Il fait du hockey en club, enchaîne les tournois en France, et c’est la coqueluche de toutes les filles du lycée. Hélène est une bosseuse, c’est une bête en maths, et elle découvre la vie à travers les livres d’Anaïs Nin. Ils ne seront presque pas en contact. Puis Hélène va partir en école de commerce, et Christophe ne connaîtra pas la carrière de sportif à laquelle il était promis.
Le récit est construit de la manière qui suit : on va suivre Hélène, puis ce sera au tour de Christophe pour quelques pages. On suit leur parcours de manière chronologique. Nous avons connaissance de leur enfance, de leurs désirs, nous traçons avec Hélène sur le vélo direction la bibliothèque en l’absence de ses parents, puis nous pénétrons avec elle dans l’univers bourgeois et défaillant de sa meilleure amie, auprès de qui Hélène va connaître les classiques de toute jeune fille qui rêve d’amour libéré et passionné. Quant à Christophe, nous découvrons la peur lors de ses premiers pas sur la glace, puis le désir de se dépasser, les efforts acharnés pour mériter sa place dans l’équipe de hockey, et enfin le plaisir ainsi que le statut que cela lui confère.
J’aimerais mettre en correspondance quelques théories sociologiques qui me semble expliquer les figures et les parcours des deux protagonistes.
Ce que représente Hélène : la "transclasse", une jeune fille puis une femme avec une forte ambition.
Hélène a toujours eu envie de s’échapper de sa classe sociale. Il s’agit pour elle dans un premier temps d’accéder à un meilleur confort matériel. Elle ne veut pas rester dans ce qu’elle considère être une soumission de la classe moyenne par rapport aux classes aisées, notamment dans le travail, car elle a envie d’accéder à des postes à responsabilités, avec la gratification sociale et économique qui les accompagnent. Mais ses envies correspondent aussi à la volonté de s’instruire, et cela se manifeste par une opposition au niveau des idées avec ses parents.
Adolescente, elle les reprend sur leur vocabulaire, elle a honte de leurs manières. Elle n’aime pas leurs phrases toutes faites, expéditives, qu’elle juge creuses. Une phrase l’énerve chez ses parents, assez emblématique, et c’est celle-ci : « chacun ses goûts ». Cette phrase met un terme aux débats, et Hélène reste sur sa fin. La théorie de Bourdieu est que les goûts ne sont pas des constructions individuelles, ne relèvent pas uniquement de la personnalité ; elles sont surtout le résultat de notre milieu social. Cette phrase que répète les parents d’Hélène, est agaçante pour elle, car elle lui montre à quel point ils ignorent certains mécanismes sociétaux. Toutefois, si les effets des injustices de classes sociales sont perceptibles par tout le monde, connaître ses mécanismes de façon intime est plus compliqué.
Le personnage d’Hélène valide la théorie de Veblen, sociologue et auteur de « La théorie de la classe de loisir », selon laquelle les classes moyennes tiennent à ressembler aux classes supérieures, en mimant leurs goûts : « j’avais appris quoi porter » dit-elle ; elle s’achète des vêtements de marques, lit les « Inrocks », a toujours eu le goût de la lecture (cependant sur ce point, on peut douter que cette passion ait uniquement pour rôle de mimer la classe aisée). Pour obtenir ce sentiment d’appartenance, elle adopte les mêmes références.
D’ailleurs, pour montrer ses différences de classe on va retrouver tout le long du livre une attention tournée vers les marques consommées : les parents d’Hélène se font du thé Lipton, tandis que leur fille porte du parfum Bensimon. La façon de consommer indique clairement comment les personnages se situent sur l'échelle sociale. Au lieu d'aplanir les différences sociales, comme cela été voulu historiquement depuis sa création, ici la "consommation de masse" est utilisée par l'auteur pour mieux montrer ces différences sociales. Et cela témoigne de l'utilisation qui est faite par les personnages par rapport à la construction de leur identité intime, mais aussi sociale.
Le personnage d’Hélène est une « transclasse » réussie, elle est parvenue à ses fins : elle a les références, les postes, et bientôt le salaire et le niveau de vie qui correspond à ses attentes. Elle bénéficie du capital culturel, économique, et social. On est bien loin d’Annie Ernaux, fille d’ouvriers devenus gérants d’un bar-tabac, qui explique qu’elle a le sentiment de « trahir sa race » quand elle fait des études et devient professeure et écrivaine.
Cependant, Hélène a un sentiment de gâchis important. Elle se demandera à plusieurs reprises « tout ça pour ça ? ». « Depuis toujours, c’était la même histoire. Réussir. » Mais il y a : « ce truc informulable, qui la minait, qui tenait à la fois de la satiété et du manque ». Il lui faut faire toujours plus. Peut-être cela est-il du au fait qu’elle ne se sent pas complètement acceptée par ses « pairs » venant de milieux beaucoup plus favorisés, y compris son compagnon, malgré tous ses efforts pour leur ressembler. Ce dernier point illustre le problème de la mixité sociale. Si Hélène a le sentiment de ne pas être complètement intégrée, c’est sans doute, comme le théorisait Veblen, parce que les classes sociales supérieures tiennent, non seulement à conserver, mais aussi à afficher leur « supériorité », mettant ainsi à l’écart ceux qui ne viennent pas du même milieu à d’origine.
Christophe : la figure de celui qui n’a pas d’attentes et qui se laisse porter
Christophe a eu comme ambition de devenir hockeyeur pro. Cependant il fera des erreurs qui lui coûteront des matchs, notamment par son refus d’obtempérer aux ordres de son coach. Car les capacités et les stratégies, ils les a. Mais par un enchaînement d’événements, il n’aura pas le loisir de poursuivre sa carrière. Et le narrateur ne s’étend pas plus que cela sur les sentiments de Christophe face à ce qui est pourtant la fin d’un espoir déterminant ; comme s’il fallait simplement faire avec, ne pas s’étendre. Cela pourrait montrer une certaine forme de renoncement de la part du personnage.
Il va enchaîner des jobs différents, qui correspondent à ces attentes : avoir de quoi gagner sa vie. Il n’y a pas comme chez Hélène la volonté de retirer de son travail un quelconque prestige : il y voit seulement un moyen de subsistance. Il n’est pas attiré par les études, qui pourraient lui conférer un travail plus sécurisant, mieux rémunéré, ou une place plus importante sur l’échiquier social. De manière générale, il n’est pas intéressé par les différents capitaux que possèdent les classes supérieures.
Dans son poste actuel, il connaît des déboires, subit son boulot, sa hiérarchie, les contraintes et les attentes de plus en plus irréalistes de sa direction. Et quelque chose chez lui, comme chez ses collègues, se tourne vers le renoncement, l’abdication. Car même quand ils protestent entre eux, cela reste pour la forme. Cela fait penser aux écrits du sociologue américain Charles Wright Mills dans son livre "Les cols blancs" concernant ceux qui avaient déjà, selon lui, ce manque d’implication dans la vie politique. Les cols blancs sont les personnes qui grâce à l’émergence des progrès technologiques de l’époque des années 60 aux Etats Unis, vont constituer une classe sociale moyenne, qui aura accès à des postes dans l’administration et dans le libéral, et pour qui « le travail est un moyen pénible d’atteindre une fin dernière qui se trouve quelque part du côté des loisirs » (voir Zucker Elisabeth. Mills Charles Wright — Les cols blancs. Les classes moyennes aux États-Unis. In: Population, 23ᵉ année, n°4, 1968. p. 776.).
Hélène et Christophe vont se retrouver des années après la période du lycée, et vont trouver un certain apaisement auprès de l’autre, en dépit de toute différence entre eux. Parce que ce qui les relie, c’est le même sentiment d’incompréhension face à leurs vies, et un passé commun. C’est l’occasion pour eux de mieux mesurer le temps qui a passé, et de vivre quelque chose de simple, maintenant que les batailles ont été menées.
Ce roman a été particulièrement intéressant à lire. L’auteur, tout comme les personnages qu’il met en scène, vient d’une petite ville des Vosges, et ce livre est pour moi un témoignage d’une certaine réalité et d’un certain vécu, et j’ai voulu l’aborder sous un angle sociologique pour tenter de mieux le comprendre.
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