-As-tu trouvé ce que tu voulais et ce que je t’ai demandé ?
En elle cet acharnement, cette bête vivante, qui lui avait demandé de faire un sacrifice, parce qu'elle avait la peine au cœur. Elle agissait en son nom, elle le savait.
D’ailleurs il le lui dit, caressant ses sens : « c’est la trace du malheur, tu n’as pas à t’en vouloir, il te fallait réagir. C’est pour ça que tu as demandé à ce que je sois là. »
Le lièvre devant moi. La forêt tout autour, mais que je ne voyais pas. Le lièvre, il me fallait le tuer.
« -Sens-tu à quel point tu peux lui transmettre ta douleur ? Sacrifie-le. C’est ainsi que cela ne renaîtra jamais en toi. »
Les bêtes étaient revenues chez l'autre femme qui était éteinte au monde. Elles se sont éparpillés de la blessure qui était toujours là, tapie, qui était son propre animal au cœur, mais qu’elle n’avait pas apprivoisé. Ses bêtes étaient encore plus laides que la blessure originelle, qui à force d’être béante, s’était salie, constituée d’une multitude de débris écorchants, s’était agrippée aux ronces et aux graviers, à tout ce qui pouvait encore plus blesser. Elle était devenue sa propre blessure.
« Il faut que tu expulses ce qui est sorti, ce qui t’a atteint. La violence ne reviendra pas en toi si tu tues un être pur. Tue-le pour te sauver. Tue un innocent, car tu ne peux lui faire de mal à elle sans t’atteindre toi aussi.
Et poussée par le malheur, tous crocs dehors, elle sauta sur le lièvre.
[…]
Au centre de la clairière, je l’apportais sur le tas de bois. Je le contemplais. Il était beau, vraiment, d’une pureté sans nom. J’effleurais ses pattes, ses oreilles, caressait son ventre, me penchait sur lui pour sentir la douceur de sa fourrure contre mon visage. Et soudainement ma bête posa sa patte sur mon cœur, et je vécue pour le sentiment qu’elle insinua en moi. Un sentiment anesthésiant, de froide satisfaction. Il me remplit, m’anéantit aussi, fit comme un dégel brusque qui courbe et détruit les fleurs que j’avais pourtant fait poussé avec tant de patience.
J’ai vécu dans l’espoir de changer un souvenir.
Je devais maintenant vivre pour échapper à ce souvenir.
Mais brusquement, alors que j’étais étendue sur l’herbe, je sentis un sursaut dans mon cœur, et le tressaillement s’étendit dans tout mon corps. L’engourdissement dans lequel j’étais disparu.
[…]
Elle n’avait pas compris que son animal au cœur lui en demanderait toujours plus. Les lièvres n’étaient qu’un premier moyen d’entretenir un feu haineux en elle. Un pas dans la direction d’un animal l’entraînait vers un autre, vers une suite de cavalcades, de courses effrénées remplies de pulsions et d’ivresse, où elle finissait par planter ses crocs et ressentir la fourrure, la chair et les os craquer entre ses mâchoires. Cette sensation de plein, c’était vertigineux, elle aimait ce goût lui parvenant dans des éclairs foudroyants, elle aimait le déchargement qui faisait oublier la peine.
La bête c’était mise à lui dire :
Cette noirceur, tu n’as qu’à la faire tienne. Sois le sombre. Tu dois répercuter la douleur sur un autre être.
Tu en as supporté plus qu’un cœur humain ne peut le supporter. Tu ne pourras jamais retourner vers ce que tu as connu. ».
Au début, avant sa course, elle sentait seulement la nécessité vitale de se défaire de ce qui remuait en elle, de se décharger pour ne pas répercuter sur elle-même la violence. Faire quelque chose qui fasse appel à sa violence intérieure, à ce magma ahurissant. Guetter le lièvre, connaître encore l’exaltation de la course. Mais maintenant, elle en venait à haïr le lièvre.
Elle voulait lui enfoncer ses crocs de plus en plus loin, le projeter avec sa gueule aussi loin qu'elle pouvait avant de bondir sur lui et le défaire de son être.
[...]
Elle n'étaient qu'à quelques mètres l'une de l'autre.
Avant que l'une des deux ne se rapproche, un grand lièvre sortit alors des fougères, s'avança au milieu de la clairière, et vint se placer entre elles. Il savait que c'était le moment de s'interposer.
Il regarda la jeune fille changée en louve.
C’est comme s’il avait compris quelque chose sur elle, se dit-elle, quelque chose qu’elle ne déchiffrait pas, et qui ne le faisait pas fuir malgré le fait qu’elle était un danger, que son corps arqué se préparait à la bataille. Il osait s’aventurer auprès d’elle, à ses côtés. Il resta là, et la contempla avec ce qui lui rappelait de manière lointaine de la bonté. Dans ses yeux brillait une lueur qu’elle n’avait jamais perçue avant, chez aucun lièvre, mais elle se dit que c’était plutôt qu’elle n’y avait jamais fait attention. L’animal s’approcha encore, et elle sentit la confiance qu’il lui témoignait, en même temps qu’elle perçue son odeur. Son odeur qui, pour la première fois, ne la fit pas saliver. Elle y trouva même quelque chose de réconfortant. Comme s’il y avait eu un moment où il avait été possible de simplement glisser ses doigts dans sa fourrure, et d’y trouver du plaisir, mais aussi de vouloir du bien à ce lièvre.
Ses sentiments furent alors complètement suspendus. En cet instant, il n’y avait que les yeux du lièvre, qui semblaient vouloir la guider vers une partie d’elle oubliée, mais toujours palpitante, enfouie profondément. Les larmes lui montaient aux yeux. Elle sentait un sentiment bloquée en elle, coincée quelque part dans sa gorge, comme un morceau de nourriture qui n’est ni dans la bouche ni dans le ventre. Un sentiment qui s’imposait progressivement, qui était une pulsion, qui était lent et spasmodique. Tout autour d’elle, il lui semblait percevoir du calme. Ou peut être que ce sentiment était en elle. Elle ressentait aussi l’écho lointain des arbres, la palpitation du sol, comme si elle ressentait ses autres forces, mais l’écho était faible encore. Parce que l’essentiel se concentrait là, dans l’instant, dans cet échange de regard avec le lièvre. Il avait quelque chose à lui dire, mais elle ne comprenait pas quoi.
C’est alors qu’il tendit sa patte, et la posa délicatement, précautionneusement mais sûrement contre la sienne. Elle fut choquée. Elle voulut s'extirper de son étreinte, mais quelque chose capitula en elle au même instant. Son souffle se fit moins haletant, et le rythme de son cœur ralenti.
Quelque chose la fit alors pousser une plainte qui ressemblait à des sanglots. Un tambour se fit dans sa tête, lui martelant les tympans. La bonté et la compréhension du lapin, qu’elle reconnaissait enfin, la firent brusquement se catapulter contre le sol, des sentiments plus doux voulaient la traverser, se répandre sur son cœur, inverser la logique des choses les plus sombres en elle, et cela lui fit affreusement mal. Son animal au cœur, lui, s’était redressé, sentant le danger. Grimaçant, il se prépara à se défendre, car il savait que ce serait la fin d’un monde, la fin d’un royaume désertique où il était le maître, si jamais elle lui échappait. Retroussant ses babines, il se mit sur ses pattes, prit de l’élan, et s’élança sur le lièvre. A elle, il lui semblait qu’il griffait son cœur pour toujours continuer à s’implanter, et dans le même temps qu’il faisait bouger son propre corps. C'était elle qui s'élançait sur le lièvre. Ce lièvre qui, un instant plus tôt, s'était avancé vers elle.
Cela lui fit si mal, de se dire qu’il y avait toujours eu une possibilité pour autre chose, qu’elle avait toujours existé et qu’elle ne l’avait pas choisie, et que c’était le lièvre qui venait la lui donner, lui qui essayait de la purger, alors qu’elle avait tué aveuglément.
Et maintenant elle se arquait contre le sol, donnait des ruades, prise de la tête aux pieds, des pattes aux oreilles par des forces opposées qui se battaient en elle. Elle eut les visions de ce qui l’avait heurté le plus profondément. Alors elle hurla sur le coup de la douleur de ce rappel. La douleur devenait insoutenable, et pendant ce temps le lièvre et la bête en elle lutaient tous deux, se griffaient et se mordaient violemment, et elle voulait s’effondrer, toujours s’effondrer, tomber dans l’oubli, anesthésier sa douleur, son propre être, pour ne plus ressentir, ne plus jamais être la proie de ce sentiment de dégoût pour elle-même.
C’est alors qu’elle tomba pour de bon.
Au fond d'elle-même.
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